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Causerie

Le Midi s'est mis en marche. Il a « monté jusqu'à Paris », suivant l'expression qu'ils ont là-bas, au pays du gai soleil, comme si, Nîmes sur les cartes géographiques étant en bas et Paris en haut, le voyage constituait une sorte d'escalade aventureuse et difficile.

Donc le maire de Nîmes, escorté de deux témoins, n'a pas reculé devant cette pénible ascension, avec l'idée fixe et la mission de venir représenter au Ministre de l'intérieur qu'il ne répondait plus de l’ordre dans sa ville s'il n'était plus permis aux Nîmois de goûter leur plaisir dominical, qui est de mettre à mort des taureaux en grande cérémonie par des hommes vêtus de soie.

Le Ministre de l'intérieur, ainsi interwiewé, a fait la seule réponse qu'il pût faire : Il y a une loi. Tentez l'expérience, organisez une course. Nous ferons juger l'affaire par le Juge de paix et le battu appellera l'autre en Cour de cassation ; nous verrons qui aura raison.

Peut-être eût-il été plus habile de ne pas aller interwiewer le Ministre de l’intérieur, dont la réponse était facile à prévoir.

Aux objections du Ministre qui invoque la loi Grammont, les Nîmois répondent qu'avec ses habitudes de fureur belliqueuse le taureau de combat ne peut guère être considéré comme un « animal domestique ». Ils ont même découvert dans les tarifs de chemin de fer que ces animaux ne voyagent qu'au prix des tigres, léopards et autres grands fauves, c'est-à-dire comme les grands seigneurs des jungles et du désert, à qui il faut des sleeping, une garde d’honneur spéciale et des places réservées aux buffets.

Le jour même où M. le Maire de Nîmes et ses deux témoins se présentaient dans le cabinet de M. le Ministre de l'intérieur, un duel avait lieu dans les environs de Paris entre M. Hue, directeur de la Dépêche de Toulouse, et M. Paul Bluysen, rédacteur au Jour. Ces messieurs s'étaient fait accompagner de quatre aficionados distingués, dont deux au moins, M. Rane et M. Emmanuel Arène, exercent la profession de législateurs. Dans un conciliabule préparatoire, ces aficionados avaient d'un commun accord fixé la quantité de sang qu'il leur fallait pour se déclarer satisfaits. Il est impossible de soutenir que les mauvais traitements que devaient s'infliger M. Hue et M. Bluysen ne fussent pas ce publics » puisque l'affaire devait se passer en plein air. Le but très précis de ces messieurs était de se placer en présence l'un de l'autre avec une tringle de fer aiguë à la main et de chercher à se l'enfoncer mutuellement dans la poitrine jusqu'à l'omoplate. Comme toujours d'ailleurs, c'est l'offensé qui a lavé son injure dans son propre sang — ce qu'il pouvait faire sans déranger tant de monde. Une heure après, les journaux du soir donnaient leur publicité et tous les détails de cette rencontre.

C'est précisément de cela que j’aurais parlé à M. le Ministre de l'intérieur au lieu de lui parler des taureaux, si j'avais été maire de Nîmes. Je lui aurais demandé si au regard de la loi Grammont, nos deux confrères M. Hue et M. Paul Bluysen peuvent être considérés comme : « animaux domestiques » et j'aurais ajouté : Voulez-vous me suivre en cassation ? Allons-y.

Le ministre n'y serait pas plus allé que n'ira le maire de Nîmes lui-même avec sa cuadrilla.

La question aurait été d'autant plus embarrassante qu'il y a une loi pour interdire les combats d'homme à homme, comme il y en a une pour protéger les animaux. Cette loi n'est plus appliquée pour cette bonne raison que les moeurs, les usages, les préjugés sont parfois plus forts que les lois. Il y a ainsi tout un dortoir de lois qui dorment d'un profond sommeil. Si on en réveille une, toutes les autres sauteront en bas du lit.

Cette ville de Nîmes n'est pas une cité comme les autres. La civilisation romaine y a laissé, par ses monuments, sa puissante empreinte et les terribles guerres de religion ont fait dans la population des déchirures que le temps n'a pas réparées. Savez-vous que jusqu'en 1879 il a été interdit d'y jouer les Huguenots ? La « Bénédiction des poignards » menaçait à tout moment de rallumer les vieilles haines religieuses. Les bons Nîmois, protestants et catholiques, amateurs de musique, en étaient quittes pour prendre le train et aller à Montpellier entendre la partition de Meyerbeer. Puis ils rentraient à Nîmes, par le même train, parfaitement d'accord, ne pensant nullement « aux troubles renaissants dont il convient de délivrer le pays ».

Musicalement, Montpellier leur apparaissait comme un territoire neutre. Mais les Huguenots au théâtre de Nîmes, c'était souffler sur les vieilles cendres mal éteintes. L'interdiction a duré plus de cinquante ans. Je dois dire que peut-être les préfets ne prolongeaient ce sévère édit que pour donner à Nîmes le caractère d'une préfecture difficile où on sauve l’ordre tous les soirs.

Huguenots et catholiques n'étaient d'accord que sur un point, mais ils l’étaient bien : les courses de taureaux. La réconciliation, impossible ailleurs, se faisait dans les arènes. Ceux que la musique de Meyerbeer mettait à couteaux tirés, fraternisaient au noble spectacle tauromachique.

C'est pourquoi on aurait peut-être aussi bien fait, en haut lieu, de laisser les Nîmois s'amuser à leur façon. Est-ce que Nîmes chicane Paris sur le steeple-chase avec le pari mutuel et le tir aux pigeons? Les chevaux et les pigeons sont pourtant des animaux un peu plus « domestiques » que les taureaux de combat.

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